Paris, France, juin 2008

Victor ne la quittait pas des yeux. L’étrange sérieux du petit garçon finissait par la mettre mal à l’aise. Elle ne parvenait pas à s’ôter de la tête l’idée crétine qu’il lisait les pensées qu’elle s’acharnait à dissimuler.

— Tu veux encore un peu de lait ? Une tartine ? Une tranche de jambon ?

— Non, ça va.

— Bon… il faudrait passer à la douche parce que nous ne sommes pas en avance.

Il la fixa, sans bouger, et Sara se fit la réflexion qu’il avait maintenant un regard d’adulte.

— Allez, mon chéri, il faut se bouger, là !

Elle se leva et il la retint par l’avant-bras, une poigne curieusement ferme pour un enfant de douze ans. D’une voix qui lui fit mal, parce que ce n’était plus celle de son bébé mais celle d’un presque jeune homme, il lâcha :

— Maman… je ne sais pas quoi te dire… Je ne sais pas quoi faire pour t’aider, te consoler… je sais pas. C’est pas juste. C’est pas juste que tout ça te tombe dessus !

— La vie n’est pas juste, chéri. Ça se saurait sans cela. Il faut faire avec, pas d’autre solution.

— Oui… mais, si je n’étais pas là, ce serait plus simple pour toi…

Elle s’emporta, gagnée par une sorte de terreur superstitieuse, elle qui méprisait la superstition :

— Je t’interdis de dire ça. Je t’interdis de prononcer des mots comme cela, de les penser. Tu m’entends ! Tu es ma seule raison de continuer à vivre, de rester debout. Ne l’oublie jamais. Ta parole d’honneur !

— Je te donne ma parole, maman.

Elle se serait giflée. Quelle terrible idiote elle faisait. Le regard agrandi de son fils. Il était paniqué. Toutefois, l’idée de sa propre mort rampait de plus en plus souvent vers elle. De fait, seul Victor était encore capable de la repousser.

Elle s’agenouilla à côté de sa chaise et le serra à l’étouffer contre elle.

— Oh ! mon chéri… Bon, tu es un grand garçon, mais tu es encore petit… Victor, si je ne t’avais pas, je sais que je perdrais les pédales, tu vois. Je péterais grave un plomb, comme tu dis. Je t’aime tellement, tellement, plus que tout…, murmura-t-elle en plaquant la tête de l’enfant contre son épaule.

À son tour, il l’enserra de son bras, déposant un baiser dans son cou, chuchotant :

— Je t’aime plus que le monde entier. On va s’en sortir, maman. Comme quand papa est mort. Ça fait très mal, mais on va s’en sortir. On est tous les deux.

 

 

Elle errait dans l’appartement depuis deux heures, depuis que Victor était parti pour l’école, passant d’une pièce à l’autre, rangeant un bol, lavant une assiette, se retrouvant avec une cuiller à la main sans savoir au juste ce qu’elle devait en faire.

Elle s’en voulait. De tant de choses. S’affrontaient deux êtres en elle : l’être rationnel, et l’autre, celui qui cherchait les signes, qui voyait des preuves dans la moindre coïncidence, qui extrapolait l’amour qu’il donnait en pensant qu’il était nécessairement réciproque. Elle butait depuis des jours, depuis la visite de ce type, cet Yves Guéguen qu’elle détestait, sur une équation qu’au fond elle refusait de résoudre, la sachant meurtrière. Louise les haïssait-elle vraiment, Victor et elle, au point de vouloir les tuer ? Pas comme dans un fantasme, mais en réalité ? C’était impossible ! Ils étaient une famille normale, encore plus soudée par le deuil du père qui les avait laissés désespérés, désemparés. Elle s’était battue comme une lionne pour que tous survivent, à peu près bien.

Elle pouvait encore expliquer la dérive de Cyril, même si le point où le jeune homme en était arrivé lui donnait envie de vomir. Des parents absents, pour lesquels il était, comme sa petite sœur, un gentil singe savant que l’on se plaît à exhiber devant ses bons amis en étalant ses excellents résultats scolaires et ses parfaites manières à table. Mais Louise ? Rien ne justifiait Louise. Sara s’était encore plus occupée d’elle que de Victor, sentant qu’elle était l’élément faible d’un point de vue psychologique. En dépit de son travail exigeant, elle n’avait jamais négligé un spectacle de fin d’année à l’école, une réunion de parents d’élèves, un chagrin. Elle avait tout supporté sans s’emporter, expliquant, apaisant. Tout : les crises, les mensonges, les échecs scolaires à répétition, et même les vols de Louise qui lui piquait de l’argent dans son sac à main et qui lui avait, sans doute, dérobé sa bague de fiançailles pour la revendre. Sara ne l’avait jamais retrouvée. Où avait-elle raté son rôle de mère au point que Louise se repaisse de l’idée du meurtre ? Du meurtre de sa mère et de son petit frère. Un cauchemar éveillé qui ne la quittait plus depuis la visite de ce type ! C’était sa faute, à lui ! Elle n’avait pas besoin d’apprendre la vérité crue. On n’a pas le droit de balancer aux gens des choses qui peuvent les tuer dans leur tête ! D’accord : c’était elle qui avait fini par exiger qu’il déballe tout. Mais il l’y avait menée. Il l’avait manipulée jusqu’à ce qu’elle exige de tout savoir.

Elle ne pouvait plus supporter le chagrin occasionné par la mort de Louise, aussi se laissa-t-elle emporter par sa rage envers ce profileur qui avait fait voler son monde en éclats. La rage est plus simple, tellement plus confortable que la souffrance, car la première a une fin. Pas la seconde.

Elle récupéra la carte qu’il lui avait laissée et composa le numéro derrière lequel il avait inscrit entre parenthèses « personnel ».

Six longues sonneries. Elle s’apprêtait à raccrocher lorsque la voix masculine lâcha, avant même qu’elle n’ait parlé :

— Sara… Madame Heurtel…

Le numéro de Sara, liste rouge, ne s’affichait pas. Pourtant, elle ne lui demanda pas l’origine de sa prescience. Elle s’en foutait.

— Je… Qu’est-ce que j’ai fait pour que Louise…

Un silence lui répondit qui amplifia sa colère. Elle cria presque :

— Merde… vous êtes psychologue spécialisé en criminologie ou plombier ? Vous devez avoir une réponse !

— Vous n’avez rien fait… du moins pour ce que j’en sais. Victor en est la preuve vivante.

— Enfin… elle n’est pas devenue une tueuse en puissance comme ça. Je ne crois pas non plus à ces foutaises d’influence délétère, même si elles sont rassurantes. Si Cyril lui avait demandé de se tirer une balle dans la tête, elle ne l’aurait jamais fait, elle était trouillarde. Donc, ce n’est pas parce qu’il l’a embarquée dans ces histoires sataniques que le goût du meurtre lui est venu.

— C’est exact. Ce n’est pas parce que l’on voit ou lit des histoires de meurtre que l’on devient meurtrier. Fort heureusement, sans cela nous y serions tous passés. Toutefois, il faut que la violence soit expliquée, désamorcée, tenue en laisse, et vous l’avez fait.

La voix de Sara se cassa lorsqu’elle poursuivit :

— Alors, que s’est-il passé ?

Il aurait tant aimé la consoler. Mais il ne savait comment.

 

— Vous savez, Sara… j’ai vu des choses… Vous vous souvenez de l’ouragan Katrina ? J’étais sur place. L’enfer qui dévale. De pauvres gens… démunis, affolés, se démenant contre un déferlement tellement plus puissant qu’eux… qui s’accrochaient à leur maison, à leur chien, refusant de partir, alors que l’eau montait, montait… Et selon vous, qui sillonnait en bateau les rues recouvertes par un fleuve ? Quelques sauveteurs harassés et une multitude de pillards. Ils se foutaient que les gens crèvent s’ils pouvaient piquer un poste de télé, le vieux manteau en lapin pourri de la grand-mère. Toutes les catastrophes se déclinent de la même façon. C’est ça, l’humanité, Sara. Quelques sauveteurs contre une horde de prédateurs.

La voix qu’il commençait à aimer claqua :

— Je sais cela. J’ai vu les reportages, c’était monstrueux. Les… flics, sauveteurs, je ne sais pas, avaient reçu ordre de tirer sur les pillards.

— Oui. Ça les a calmés. C’était la seule chose qui pouvait leur faire peur. La seule chose qui décourage les humains de leur cupidité, c’est la perspective de leur mort. Un ordre judicieux.

— Je vous posais une question précise, monsieur Guéguen : Louise.

— Je vous réponds de façon précise : vous n’êtes pas responsable, ôtez-vous cette stupidité de l’esprit.

— Alors quoi ? On ne devient pas une tueuse comme ça, non ?

— On ne sait pas grand-chose de ce qui fait basculer un être dans la psychopathie criminelle.

— Car Louise était une psychopathe criminelle, selon vous ?

Yves inspira avec lenteur, incertain, puis se décida, par respect pour elle :

— Oui. Comme Cyril. Ils seraient passés tous les deux à l’acte, ça ne fait aucun doute dans mon esprit. Sara… je m’étais juré de ne jamais vous révéler cela… Cela ne vous concernait pas, et il faut épargner les gens bien… Cela étant… L’ignorance de certains faits vous plonge dans un monde de culpabilité encore plus douloureux que le deuil… Donc, j’y vais. Cyril était déjà passé à l’acte…

— Je vous demande pardon ?

— Il a étouffé un bébé dans sa poussette, dans un magasin, par jeu. Louise allait suivre.

Sara ferma les yeux. Si elle pouvait s’effondrer, terrassée par une crise cardiaque ou n’importe quoi, maintenant, ce serait chouette. Non. Non, Victor, son bébé. Ne pas mourir ! Elle n’avait pas le droit de mourir.

— Alors, c’est quoi ?

— Je ne sais pas, Sara. Les psys vont se régaler avec Cyril : démission des parents, absence de modèles moralisateurs, toute la panoplie, et dans son cas, c’est justifié. Dans le cas de Louise, rien ne tient, du moins psychologiquement, et ce n’est pas le décès de son père qui y change quoi que ce soit, ni même une jalousie de femme en herbe dirigée contre vous. Il y a une marge énorme entre être jalouse de sa mère, de son importance au côté du père, voire même souhaiter, plus ou moins consciemment, qu’elle meure pour libérer le chemin, et planifier son meurtre. Avec délectation. Surtout lorsque le père, l’amour absolu de la fille, n’est plus là. D’autant que les mails de Louise à Cyril ne font jamais référence à votre mari.

La voix lui parvint, cette fois défaite. Elle répéta :

— Alors quoi ? Des gènes pourris ?

— Pas la moindre idée. Il n’existe aucun gène du meurtre, ce n’est pas comme l’albinisme ou d’autres défectuosités génétiques. Cela étant, il n’est pas exclu que la génétique au sens large ait une part. Reste à la comprendre, et nous en sommes loin. Sara, Sara, vous êtes scientifique… Il faut sortir de ce credo dépassé qui voudrait que le… comportement soit génétique pour les gens de droite et acquis pour les gens de gauche. La génétique est tellement plus compliquée que cela et elle n’a pas de couleur politique. Vous le savez mieux que moi : ce n’est pas simplement un gène qui s’allume et qui fait quelque chose. L’esprit humain est si complexe et si puissant. Il peut combattre avec succès l’effet des gènes. L’environnement aussi. Les enfants d’alcooliques ont cinq fois plus de chances de devenir alcooliques. Pourtant, ils peuvent lutter contre. Grâce à leur cerveau, alors que leurs gènes les incitent à boire. L’esprit humain, Sara. Il n’existe rien de plus puissant que l’esprit humain. Pour le meilleur ou pour le pire.

— Alors, pourquoi ? Pourquoi Louise…

— Parce qu’elle avait envie de tuer. Je… j’aimerais tellement que Diane vous parle… Elle sait, elle comprend tout. Elle sent tout… il s’agit de cette amie psychiatre dont je vous ai parlé… C’est, actuellement, la meilleure profileuse du monde.

— Je veux la rencontrer.

— Elle n’acceptera jamais. Elle est folle, vous savez.

— Moi aussi. Je crois que je commence à le devenir. On devrait s’entendre.

— Non. Elle est véritablement folle. Je l’aime plus que tout au monde. Vous, vous êtes désespérée, cela n’a rien à voir. Elle est de l’autre côté. À part cela, c’est l’être le plus génial et complet intellectuellement que j’aie jamais rencontré. Sa fille… Ah ! merde… je ne devrais pas vous dire cela, je ne sais pas pourquoi… pourquoi j’ai tellement envie de vous le révéler.

— Sa fille… ?

— Leonor, onze ans. Vous allez m’en vouloir mortellement… Le meurtre de Louise est un jardin de roses, comparé à ce qu’a subi Leonor. Dans les pattes d’un sadique violeur et tortureur… Diane était une psychiatre en vogue à New York. Elle traque depuis les tueurs en série.

— Je veux la rencontrer. Je peux partir demain pour les États-Unis.

— Elle n’acceptera pas.

La voix claqua, impérieuse, mauvaise :

— Démerdez-vous, Guéguen. Vous m’avez balancé toutes ces horreurs que je n’avais aucune envie de connaître. Alors maintenant, vous m’aidez !

— Je vais voir ce que je peux faire. Sans garantie.

 

Dans la tête,le venin
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